mardi 16 mars 2010

"L'environnement est un défi industriel" (L'insurrection qui vient)



L'écologie, c'est la découverte de l'année. Depuis trente ans, qu'on laissait ça aux Verts, qu'on en riait grassement le dimanche, pour prendre l'air concerné le lundi. Et voilà qu'elle nous rattrape. Qu'elle envahit les ondes comme un tube en été, parce qu'il fait vingt degrés en décembre.

Un quart des espèces de poissons a disparu des océans. Le reste n'en a plus pour longtemps.

Alerte de grippe aviaire : on promet d'abattre au vol les oiseaux migrateurs, par centaines de milliers.

Le taux de mercure dans le lait maternel est de dix fois supérieur au taux autorisé dans celui des vaches. Et ces lèvres qui gonflent quand je croque dans la pomme - elle venait pourtant du marché. Les gestes les plus simples sont devenus toxiques. On meurt à trente-cinq ans "d'une longue maladie" que l'on gérera comme on a géré tout le reste. Il aurait fallu tirer les conclusions avant qu'elles ne nous mènent là, au pavillon B du centre de soins palliatifs.

Il faut l'avouer : toute cette "catastrophe", dont on nous entretient si bruyamment, ne nous touche pas. Du moins, pas avant qu'elle ne nous frappe par une de ses prévisibles conséquences. Elle nous concerne peut-être mais elle ne nous touche pas. Et c'est bien là la catastrophe.

Il n'y a pas de "catastrophe environnementale". Il y a cette catastrophe qu'est l'environnement. L'environnement, c'est ce qu'il reste à l'homme quand il a tout perdu. Ceux qui habitent un quartier, une rue, une vallon, une guerre, un atelier, n'ont pas d' "environnement", ils évoluent dans un monde peuplé de présences,
de dangers, d'amis, d'ennemis, de points de vie et de points de mort, de toutes sortes d'êtres. Ce monde a sa consistance, qui varie avec l'intensité et la qualité des liens qui nous attachent à tous ces êtres, à tous ces lieux. Il n'y a que nous, enfants de la dépossession finale, exilés de la dernière heure - qui viennent au monde dans des cubes de béton, cueillent des fruits dans les supermarchés et guettent l'écho du monde à la télé - pour avoir un environnement. Il n'y a que nous pour assister à notre propre anéantissement comme s'il s'agissait d'un simple changement d'atmosphère. Pour s'indigner des dernières avancées du désastre, et en dresser patiemment l'encyclopédie.

* * *

Ce qui s'est figé en un environnement, c'est un rapport au monde fondé sur la gestion, c'est-à-dire sur l'étrangeté. Un rapport au monde tel que nous ne sommes pas faits aussi bien du bruissement des arbres, des odeurs de friture de l'immeuble, du ruissellement de l'eau, du brouhaha des cours d'école ou de la moiteur des soirées d'été, un rapport au monde tel qu'il y a moi et mon environnement, qui m'entoure sans jamais me constituer. Nous sommes devenus voisins dans une réunion de copropriété planétaire. On n'imagine guère plus complet enfer.

Aucun milieu matériel n'a jamais mérité le nom d' "environnement", à part peut-être maintenant la métropole. Voix numérisée des annonces vocales, tramway au sifflement si XXIe siècle, lumière bleutée de réverbères en forme d'allumette géante, piétons grimés en mannequins ratés, rotation silencieuse d'une caméra de vidéo-surveillance, tintement lucide des bornes du métro, des caisses du supermarché, des badgeuses du bureau, ambiance électronique du cybercafé, débauche d'écrans plasma, de voies rapides et de latex. Jamais décor ne se passe si bien des âmes qui le traversent. Jamais milieu ne fut plus automatique. Jamais contexte ne fut plus indifférent et n'exigea en retour, pour y survivre, une si égale indifférence. L'environnement, ce n'est finalement que cela : le rapport au monde propre à la métropole qui se projette sur tout ce qui lui échappe.

* * *

La situation est la suivante : on a employé nos pères à détruire ce monde, on voudrait maintenant nous faire travailler à sa reconstruction et que celle-ci soit, pour comble, rentable. L'excitation morbide qui anime désormais journalistes et publicitaires à chaque nouvelle preuve du réchauffement climatique dévoile le sourire d'acier du nouveau capitalisme vert, celui qui s'annonçait depuis les années 1970, que l'on attendait au tournant et qui ne venait pas. Eh bien, le voilà ! L'écologie, c'est lui ! Les solutions alternatives, c'est encore lui ! Le salut de la planète, c'est toujours lui ! Plus aucun doute : le fond de l'air est vert ; l'environnement sera le pivot de l'économie politique du XXie siècle. A chaque poussée de catastrophisme correspond désormais une volée de "solutions industrielles".

L'inventeur de la bombe H, Edward Teller, suggère de pulvériser des millions de tonnes de poussière métallique dans la stratosphère pour stopper le réchauffement climatique. La Nasa, frustrée d'avoir dû ranger sa grande idée de bouclier antimissile au musée des fantasmagories de la guerre froide, promet la mise en place au-delà de l'orbite lunaire d'un miroir géant pour nous protéger des désormais funestes rayons du soleil. Autre vision d'avenir : une humanité motorisée roulant au bioéthanol de Salo-Paulo à Stockholm ; un rêve de céréalier beauceron, qui n'implique après tout que la conversion de toutes les terres arables de la planète en champs de soja et de betterave à sucre. Voitures écologiques, énergies propres, consulting environnemental coexistent sans mal avec la dernière publicité Chanel au fil des pages glacées des magazines d'opinion.

C'est que l'environnement a ce mérite incomparable d'être, nous dit-on, le premier problème global qui se pose à l'humanité. Un problème global, c'est-à-dire un problème dont seuls ceux qui sont organisés globalement peuvent détenir la solution. Et ceux-là, on les connait. Ce sont les groupes qui depuis près d'un siècle sont à l'avant-garde du désastre et comptent bien le rester, au prix minime d'un changement de logo. Qu'EDF ait l'impudence de nous resservir son programme nucléaire comme nouvelle solution à la crise énergétique mondiale dit assez combien les nouvelles solutions ressemblent aux anciens problèmes.

Des secrétariats d'État aux arrières-salles des cafés alternatifs, les préoccupations se disent désormais avec les mêmes mots, qui sont au reste les mêmes que toujours. Il s'agit de se mobiliser. Non pour la reconstruction, comme dans l'après-guerre, non pour les Éthiopiens, comme dans les années 1980, non pour l'emploi, comme dans les années 1990. Non, cette fois, c'est pour l'environnement. Il vous dit bien merci. Al Gore, l'écologie à la Hulot et la décroissance se rangent aux côtés des éternelles grandes âmes de la République pour jouer leur rôle de réanimation du petit peuple de gauche et de l'idéalisme bien connu de la jeunesse. L'austérité volontaire en étendard, ils travaillent bénévolement à nous rendre conformes à "l'état d'urgence écologique qui vient". La masse ronde et gluante de leur culpabilité s'abat sur nos épaules fatiguées et voudrait nous pousser à cultiver notre jardin, à trier nos déchets, à composter bio les restes du festin macabre dans et pour lequel nous avons été pouponnés.

Gérer la sortie du nucléaire, les excédents de CO2 dans l'atmosphère, la fonte des glaces, les ouragans, les épidémies, la surpopulation mondiale, l'érosion des sols, la disparition massive des espèces vivantes... voilà quel serait nos fardeau. "C'est à chacun que revient de changer ses comportements", disent-ils, si l'on veut sauver notre beau modèle civilisationnel. Il faut consommer peu pour pouvoir encore consommer. Produire bio pour pouvoir encore produire. Il faut s'autocontraindre pour pouvoir encore contraindre. Voilà comment la logique d'un monde entend se survivre en se donnant des airs de rupture historique. Voilà comment on voudrait nous convaincre de participer aux grands défis industriels du siècle en marche. Hébétés que nous sommes, nous serions prêts à sauter dans les bras de ceux-là même qui ont présidé au saccage, pour qu'ils nous sortent de là.

* * *

L'écologie n'est pas seulement la logique de l'économie totale, c'est aussi la nouvelle morale du Capital. L'état de crise interne du système et la rigueur de la sélection en cours sont tels qu'il faut à nouveau un critère au nom duquel opérer de pareils tris. L'idée de vertu n'a jamais été, d'époque en époque, qu'une invention du vice. On ne pourrait, sans l'écologie, justifier l'existence dès aujourd'hui de deux filières d'alimentation, l'une "saine et biologique" pour les riches et leurs petits, l'autre notoirement toxique pour la plèbe et ses rejetons promis à l'obésité. L'hyper-bourgeoisie planétaire ne saurait faire passer pour respectable son train de vie si ses derniers caprices n'étaient pas scrupuleusement "respectueux de l'environnement". Sans l'écologie, rien n'aurait encore assez d'autorité pour faire taire toute objection aux progrès exorbitants du contrôle.

Traçabilité, transparence, certification, éco-taxes, excellence environnementale, police de l'eau laissent augurer de l'état d'exception écologique qui s'annonce. Tout est permis à un pouvoir qui s'autorise de la Nature, de la santé et du bien-être.

"Une fois que la nouvelle culture économique et comportementale sera passée dans les mœurs, les mesures coercitives tomberont sans doute d'elles-mêmes." Il faut tout le ridicule aplomb d'un aventurier de plateau télé pour soutenir une perspective aussi glaçante et nous appeler dans un même temps à avoir suffisamment "mal à la planète" pour nous mobiliser et à rester suffisamment anesthésiés pour assister à tout cela avec retenue et civilité. Le nouvel ascétisme bio est le contrôle de soi qui est requis de tous pour négocier l'opération de sauvetage à quoi le système s'est lui-même acculé. C'est au nom de l'écologie qu'il faudra désormais se serrer la ceinture, comme hier au nom de l'économie. La route pourrait bien sûr se transformer en pistes cyclables, nous pourrions même peut-être, sous nos latitudes, être un jour gratifiés d'un revenu garanti, mais seulement pour prix d'une existence entièrement thérapeutique. Ceux qui prétendent que l'auto-contrôle généralisé nous épargnera d'avoir à subir une dictature environnementale mentent : l'un fera le lit de l'autre, et nous aurons les deux.

Tant qu'il y aura l'Homme et l'Environnement, il y aura la police entre eux.

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Tout est à renverser dans les discours écologistes. Là où ils parlent de "catastrophes" pour désigner les dérapages du régime actuel de gestion des êtres et des choses, nous ne voyons que la catastrophe de son si parfait fonctionnement. La plus grande vague de famine connue jusqu'alors dans la zone tropicale (1876-1879) coïncide avec une sécheresse mondiale, mais surtout avec l'apogée de la colonisation. La destruction des mondes paysans et des pratiques vivrières avait fait disparaître les moyens de faire face à la pénurie. Plus que le manque d'eau, ce sont les effets de l'économie coloniale en pleine expansion qui ont couvert de millions de cadavres décharnés toute la bande tropicale. Ce qui se présente partout comme catastrophe écologique n'a jamais cessé d'être, en premier lieu, la manifestation d'un rapport au monde désastreux. Ne rien habiter nous vulnérables au moindre cahot du système, au moindre aléa climatique. Pendant qu'à l'approche du dernier tsunami les touristes continuaient de batifoler dans les flots, les chasseurs-cueilleurs des îles se hâtaient de fuir les côtes à la suite des oiseaux. Le paradoxe présent de l'écologie, c'est que sous prétexte de sauver la Terre, elle ne sauve que le fondement de ce qui en a fait cet astre désolé.

La régularité du fonctionnement mondial recouvre en temps normal notre état de dépossession proprement catastrophique. Ce que l'on appelle "catastrophe" n'est que la suspension forcée de cet état, l'un de ces rares moments où nous regagnons quelque présence au monde. Qu'on arrive plus tôt que prévu au bout des réserves de pétrole, que s'interrompent les flux internationaux qui maintiennent le tempo de la métropole, que l'on aille au devant de grands dérèglements sociaux, qu'advienne l' "ensauvagement des populations", la "menace planétaire", la "fin de la civilisation" ! N'importe quelle perte de contrôle est préférable à tous les scénarios de gestion de crise. Les meilleurs conseils, dès lors, ne sont pas à chercher du côté des spécialistes en développement durable. C'est dans les dysfonctionnements, les court-circuits du système qu'apparaissent les éléments de réponse logique à ce qui pourrait cesser d'être un problème. Parmi les signataires du protocole de Kyoto, les seuls pays à ce jour qui remplissent leurs engagements sont, bien malgré eux, l'Ukraine et la Roumanie. Devinez pourquoi. L'expérimentation la plus avancée à l'échelle mondiale en fait d'agriculture "biologique" se tient depuis 1989 sur l'île de Cuba. Devinez pourquoi. C'est le long des pistes africaines, et pas ailleurs, que la mécanique automobile s'est élevée au rang d'art populaire. Devinez comment.

Ce qui rend la crise désirable, c'est qu'en elle l'environnement cesse d'être l'environnement. Nous sommes acculés à renouer un contact, fût-il fatal, avec ce qui est là, à retrouver les rythmes de la réalité. Ce qui nous entoure n'est plus paysage, panorama, théâtre, mais bien ce qu'il nous est donné d'habiter, avec quoi nous devons composer, et dont nous pouvons apprendre. Nous ne nous laisserons pas dérober par ceux qui l'ont causée les possibles contenus dans la "catastrophe". Là où les gestionnaires s'interrogent platoniquement sur comment renverser la vapeur "sans casser la baraque", nous ne voyons d'autre option réaliste que de "casser la baraque" au plus tôt, et de tirer parti, d'ici là, de chaque effondrement du système pour gagner en force.

* * *

La Nouvelle-Orléans, quelques jours après le passage de l'ouragan Katrina. Dans cette atmosphère d'apocalypse, une vie, ça et là, se réorganise. Devant l'inaction des pouvoirs publics, plus occupés à nettoyer les quartiers touristiques du "Carré français" et à en protéger les magasins qu'à venir en aide aux habitants pauvres de la ville, des formes oubliées renaissent. Malgré les tentatives parfois musclées de faire évacuer la zone, malgré les parties de "chasse au nègre" ouvertes pour l'occasion par des milices suprématistes, beaucoup n'ont pas voulu abandonner le terrain. Pour ceux-là, qui ont refusé d'être déportés comme "réfugiés environnementaux" aux quatre coins du pays et pour ceux qui, d'un peu partout, ont décidé de les rejoindre par solidarité à l'appel d'un ancien Black Panther, resurgit l'évidence de l'auto-organisation. En l'espace de quelques semaines est mise sur pied la Common Ground Clinic. Ce véritable hôpital de campagne dispense dès les premiers jours des soins gratuits et toujours plus performants grâce à l'afflux incessant de volontaires. Depuis un an maintenant, la clinique est à la base d'une résistance quotidienne à l'opération de table rase menée par les bulldozers du gouvernement en vue de livrer toute cette partie de la ville en pâture aux promoteurs. Cuisines populaires, ravitaillement, médecine de rue, réquisitions sauvages, construction d'habitats d'urgence : tout un savoir pratique accumulé par les uns et les autres au fil de la vie a trouvé là l'espace de se déployer. Loin des uniformes et des sirènes.

Qui a connu la joie démunie de ces quartiers de la Nouvelle-Orléans avant la catastrophe, la défiance vis-à-vis de l'État qui y régnait déjà et la pratique massive de la débrouille qui y avait cours ne sera pas étonné que tout cela y ait été possible. Qui, à l'opposé, se trouve pris dans le quotidien anémié et atomisé de nos déserts résidentiels pourra douter qu'il s'y trouve une telle détermination. Renouer avec ces gestes enfouis sous des années de vie normalisée est pourtant la seule voie praticable pour ne pas sombrer avec ce monde. Et que vienne un temps dont on s'éprenne.


Extrait de L'insurrection qui vient,
Comité invisible
La fabrique éditions, 2007

lundi 15 mars 2010

Les enjeux de la décroissance (entretien avec Alain de Benoist)

Alain de Benoist

1) Quelle est la genèse de l'idée de la décroissance ?

Elle est apparue dans les milieux écologistes lorsque ceux-ci ont commencé à réaliser que, l'activité économique et industrielle étant la cause première des pollutions, il était nécessaire de s'interroger sur la notion même de développement. Elle est née aussi d'une réaction contre la théorie du "développement durable" qui, prétendant réconcilier les préoccupations écologiques et les principes de l'économie marchande, aboutit seulement à reporter les échéances. Sur le plan scientifique, le premier grand théoricien de la décroissance a été l'économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen qui, en s'appuyant principalement sur le deuxième principe de la thermodynamique, la loi de l'entropie, a très tôt présenté la décroissance comme une conséquence inévitable des limites imposées par la nature.

2) Quelle définition pourriez-vous donner de la théorie de la décroissance ?

C'est une théorie qui se fonde précisément sur la notion de limites. Toutes les doctrines axées sur la croissance raisonnent comme si les réserves naturelles étaient inépuisables, ce qu'elles ne sont évidemment pas. La biosphère elle-même a ses limites. Pour les théoriciens de la décroissance, il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini. Pour le dire autrement, nul ne peut vivre indéfiniment à crédit sur un capital non reproductible.

3) Quelles différence y a-t-il entre la décroissance et la notion de croissance zéro ?

La "croissance zéro" serait une sorte d'état stationnaire terminal équivalant à la fin de l'histoire. Travailler à une décroissance soutenable n'équivaut évidemment pas à mettre un terme à l'existence sociale-historique. La décroissance, en outre, ne peut s'appliquer uniformément dans tous les secteurs et dans tous les pays. Avec la décroissance, enfin, il ne s'agit pas de "tout arrêter", mais de remettre sur d'autres rails une machine qui s'est aujourd'hui engagée dans une folle course en avant, sans avoir ni frein ni marche arrière, et sans savoir où elle va.

4) Pourriez-vous nous donner quelques idées d'applications possibles et concrètes en matière économique ?

Vu la distribution actuelle des préférences, une politique économique basée uniquement sur une forte réduction de la consommation créerait de toute évidence une forte diminution de la demande globale, et donc une importance augmentation du chômage. La plupart des programmes sociaux seraient également atteints. Il faut donc miser sur une distribution différente des préférences afin qu'à la décroissance des quantités physiques produites ne corresponde pas nécessairement une diminution de la valeur de la production. Parmi les pistes concrètes à explorer, il y a d'abord la lutte contre le gaspillage (dont l'une des causes est l'obsolescence programmée des produits), la mise en place de communautés autonomes se suffisant le plus possible à elles-mêmes, et surtout la relocalisation de la production, qui implique de se remettre à produire au plus près des lieux de consommation (au lieu, par exemple, d'aller vendre en Pologne des poissons pêchés en Hollande préalablement vidés au Maroc).

5) Sachant que l'idéologie marchande ayant pour vecteur le capitalisme et le libéralisme s'appuie exclusivement sur le dogme de la croissance infinie, que cette idéologie est portée au paroxysme par tous les grands décideurs économiques et financiers de la planète, comment peut-on imaginer que demain ces gens viennent à adopter l'idée de la décroissance, ce qui serait porter un coup terrible à leur coffres-forts ?

Ils ne l'adopteront pas en effet, aussi longtemps du moins que leur système ne se sera pas effondré, puisque cette idée contredit à angle droit leurs croyances profondes, tant du point de vue idéologique (remise en cause de l'idée d'arraisonnement du monde sous l'angle exclusif du rendement) que du point de vue pratique (remise en cause du primat des valeurs marchandes et de la loi du profit). C'est bien pourquoi le travail doit s'effectuer à la base. "Pour concevoir la société de décroissance sereine et y accéder, écrit Serge Latouche, il faut littéralement sortir de l'économie. Cela signifie remettre en cause sa domination sur le reste de la vie, en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes". Cette "décolonisation" de l'imaginaire symbolique implique bien entendu tout un travail de pédagogie. Les préoccupations écologiques touchent désormais un public de plus en plus large. Il reste à faire comprendre qu'elles resteront lettre morte aussi longtemps que les fondements mêmes de la société occidentale actuelle n'auront pas été remis en question.

6) La décroissance est-elle possible finalement dans le cadre d'un régime démocratique ?

Elle l'est d'autant plus qu'il n'y a que d' "en bas", c'est-à-dire de la masse des usagers, que peut provenir l'appel à décélérer, puisque la classe dominante ne pense au contraire qu'à faire aller toujours plus vite la Mégamachine. Mais cela implique la mise au point de nouvelles modalités de participation à la vie publique, permettant aux sociétaires de se faire entendre en tant que citoyens, et non comme simples individus provenant de la société civile ou de la sphère privée. Ici, c'est à la crise de la représentation qu'il convient de remédier, en cessant d'attendre de la démocratie représentative parlementaire et libérale ce qu'elle ne peut donner.

7) Prise en compte de l'empreinte écologique, redéploiement du territoire, relocalisation de l'économie, bio-régions, mise à mort de la société marchande, finalement pourrait-on dire que l'idéologie de la décroissance est consubstantielle aujourd'hui à toute idée identitaire et de réenracinement ?

Pas forcément. On peut être partisan de la décroissance tout en étant aussi un chaud défenseur du mondialisme. A l'inverse, on peut adopter une posture identitaire tout en s'imaginant que la puissance nécessaire à garantir les identités passe par le productivisme. Ces deux attitudes sont également irréalistes. Il n'en reste pas moins qu'il existe d'évidents points de passage entre les "objecteurs de croissance" et les défenseurs de l'identité des peuples. Ce n'est pas un hasard si de nombreux théoriciens de la décroissance, tel Edward Goldsmith, défendent aussi la cause des peuples et citent volontiers en exemple les sociétés traditionnelles. Serge Latouche, de son côté, souligne que le "local" est un terme qui "renvoie de façon non équivoque au territoire, voire au terroir et plus encore aux patrimoines installés (matériels, culturels, relationnels), donc aux limites, aux frontières et à l'enracinement". Un retour à l'économie locale ne peut qu'être favorable à ce réenracinement.

8) La décroissance ne doit-elle pas être accompagnée d'un malthusianisme farouche ?

L'école est très divisée sur ce point. Il ne faut pas oublier que les problèmes démographiques ne sont pas seulement une question de volumes bruts. Une autre question importante est celle des rapports démographiques entre grandes aires de civilisation. Une troisième a trait à l'évolution de la pyramide des âges : la mise en œuvre d'une politique malthusienne "farouche" aurait pour effet immédiat d'aggraver le vieillissement de la population.

9) Accumuler de la richesse, consommer, sont devenus les buts quasi uniques des sociétés occidentales, toutes classes sociales confondues. Comment dépolluer l'imaginaire des peuples d'Europe ?

D'abord par le travail d'explication et de pédagogie dont j'ai parlé plus haut. Les gens ne seront certes pas convertis en un jour aux principes de la frugalité volontaire, puisqu'ils semblent aujourd'hui avoir pour seule ambition de toujours consommer plus. Cependant je ne crois pas qu'il impossible de leur faire peu à peu comprendre que "plus" ne signifie pas toujours "mieux", que ce qu'ils gagnent dans un domaine est souvent perdu dans un autre, et que l'axiomatique de l'intérêt est finalement une bien pauvre réponse à la question de savoir ce qui justifie notre présence au monde. Ajoutons que les catastrophes écologiques qui se profilent à l'horizon, les dérèglements climatiques auxquels nous assistons déjà, l'épuisement programmé des ressources pétrolières, l'extrême fragilité du système financier mondial, la propagation des épidémies nouvelles et, finalement, l'extrême absurdité de tout ce système dans lequel nous vivons, sont susceptibles aussi d'accélérer certaines prises de conscience.

10) Que réponse à ceux pour qui décroître, c'est retourner en arrière ?

Que c'est bien plutôt la fuite en avant dans une croissance indéfinie, dépourvue de signification comme de finalité, qui risque de déboucher sur la pire des régressions. Toute tendance poussée à l'extrême passe à la limite, comme disent les mathématiciens, c'est-à-dire qu'elle s'inverse brutalement dans son contraire.

11) Est-il possible selon vous de faire un bout de route avec les partisans actuels de la décroissance qui, dans leur immense majorité, ne rêvent que d'une autre mondialisation et sont toujours empêtrés dans leur logorrhée antifasciste et antiraciste ?

Oui bien sûr, car ils ne sont pas les seuls à être empêtrés dans des attitudes réflexes qui ne sont plus de mise aujourd'hui. Alors même qu'ils dénoncent les effets pervers de la théorie du progrès, beaucoup d'altermondialistes hésitent encore à rompre avec l'idéologie des Lumières, même s'ils sont bien obligés de constater que ses promesses d'autonomie et de liberté n'ont pas été tenues. Il leur manque souvent de posséder une conception réaliste de la nature humaine et d'avoir compris que la politique ou la pensée critique ne se ramènent à des protestations morales ou "humanitaires". A l'inverse, il reste aux partisans de l'enracinement à redéfinir ce qu'ils entendent par là et à admettre que les préoccupations "globales" que sont les préoccupations écologiques exigent de porter sur la Terre un regard auquel ils ne sont pas encore accoutumés. De même que l'universel et l'universalisme ne sont pas synonymes, l'amour de la Terre n'est pas forcément du "cosmopolitisme".

12) Face au cancer de la mondialisation libérale, l'idée de décroissance n'est-elle pas finalement la seule idée authentiquement révolutionnaire capable de surcroît, avec le temps, de briser le stupide clivage gauche-droite ?

Elle est à coup sûr révolutionnaire, puisqu'elle est à peu près la seule à prôner une rupture radicale avec les valeurs, les principes et le mode d'organisation des sociétés occidentales actuelles. Elle a en même temps une incontestable dimension conservatrice, puisqu'elle se bat pour préserver un acquis menacé. Les notions de droite et de gauche sont en effet totalement dépassées quand il s'agit d'en apprécier le sens et la portée.


Alain de Benoist
Demain la décroissance, penser l'écologie jusqu'au bout
Éditions Edite, 2007

Energie et équité, Introduction (Ivan Illich)

Ivan Illich


La décroissance ?

La décroissance est un slogan. C'est aussi un concept qui nous oblige à prendre en compte les limites physiques de la planète auxquelles nous nous heurtons. Elle nous contraint à une remise en cause de la notion de confort, de besoin.

La décroissance n'est pas une idéologie, elle est une nécessité absolue : depuis deux siècles, le colonialisme, la révolution industrielle, l'urbanisation, le recours aux énergies fossiles, le développement effréné et l'utilisation de la chimie, de la physique et de la biologie ont accéléré considérablement les dégâts commis à l'encontre du milieu naturel. Mais c'est surtout à partir de la seconde guerre mondiale que les problèmes d'ordre écologique vont s'orienter vers une dimension planétaire. L'aide au "développement" des pays pauvres (c'est-à-dire, en réalité, la recherche de débouchés pour le potentiel économique américain) va justifier une croissance économique de plus en plus forte et faire naître la "société de consommation".

Or tout acte de consommation est un acte de destruction : prélèvement d'énergies et de matières premières, en amont ; rejet de déchets, en aval. Si bien que le bilan écologique est aujourd'hui catastrophique : changements climatiques, déforestation, disparition de l'eau douce, dégradation des sols, perte de biodiversité, pollution chimique, nucléaire, accumulation de déchets, épuisement des ressources non renouvelables. La croissance, indispensable à la survie du capitalisme, nous conduit à une impasse certaine. Seule la décroissance, c'est-à-dire l'adoption de modes de vie, d'habitat, de déplacement, de consommation beaucoup plus économes en ressources naturelles, peut ouvrir des perspectives.

Mais la décroissance ne se limite pas à ce seul aspect écologique.

C'est également une réflexion sur l'aspect économique et social de la production, de la consommation et du partage des richesses, ainsi qu'une critique de l'idéologie du progrès, de l'industrialisation, des techniques et du scientisme.

La décroissance ne sera pas ce "retour à la bougie", ce repoussoir que certains agitent pour sauvegarder le profit capitaliste. Elle sera, au contraire, l'occasion de prendre conscience que le bonheur ne se mesure pas aux volumes de production, que c'est l'altération des valeurs humaines essentielles (respect, tolérance, solidarité), la perte du sens (dans le travail comme dans la vie en général) qui nous entraînent vers cette boulimie de consommation de biens matériels. Elle peut être, pour l'homme, la chance à ne pas manquer de construire une autre société, de développer des pratiques et des expériences fondées sur l'autonomie, la créativité, la solidarité et la convivialité.

La décroissance c'est aussi aller à l'encontre, dès aujourd'hui, de ce système capitaliste, industriel et spectaculaire. C'est un grain de sable dans l'engrenage de la méga-machine. Un grain de sable parmi tant d'autres afin d'abattre ce système en minimisant la violence. La décroissance, ce n'est pas qu'un concept, c'est aussi et surtout des pratiques à mettre en œuvre, ici et maintenant : vivre autrement (squats, écovillages), produire autrement, consommer autrement, etc. Autant de voies que l'on peut suivre concrètement aujourd'hui sans attendre une hypothétique "grève générale". Mais attention, pris séparément, chacune de ces pratiques peuvent être récupérées par ce système, tout comme l'isolement de ces expérimentations et alternatives peuvent conduire aux pièges des communautés sectaires, utopiques et autarciques. Pour éviter ces écueils la critique anticapitaliste, anti-industrielle et anti-autoritaire ainsi que le fédéralisme sont nécessaires.

Puisque la décroissance est une nécessité de plus en plus pressante, le choix n'est pas entre décroissance ou croissance, mais entre une société libertaire où les populations maîtriseront la décroissance ou une société où des mesure draconiennes seront imposées par des gouvernements autoritaires !

Construisons un autre présent !

Ivan Illich, Groupe anarchiste Marée Noire

Pour une société de décroissance (Serge Latouche)

Serge LATOUCHE


Mot d'ordre des gouvernements de gauche comme de droite, objectif affiché de la plupart des mouvements altermondialistes, la croissance constitue-t-elle un piège ? Fondée sur l'accumulation des richesses, elle est destructrice de la nature et génératrice d'inégalités sociales. "Durable" ou "soutenable", elle demeure dévoreuse du bien-être. C'est donc à la décroissance qu'il faut travailler : à une société fondée sur la qualité plutôt que sur la quantité, sur la coopération plutôt que la compétition, à une humanité libérée de l'économisme se donnant la justice sociale comme objectif.

Par Serge Latouche. Professeur émérite d'économie de l'université Paris-Sud, président de la Ligne d'horizon (association des amis de François Partant). Dernier ouvrage publié : Petit traité de la décroissance sereine, Editions Mille et une nuits, 2007.

* * *

"Car ce sera une satisfaction parfaitement positive que de manger des aliments sains, d'avoir moins de bruit, d'être dans un environnement équilibré, de ne plus subir des contraintes de circulation, etc." Jacques Ellul (1)

Le 14 février 2002, à Silver Spring, devant les responsables américains de la météorologie, M. George W. Bush déclarait : "Parce qu'elle est la clef du progrès environnemental, parce qu'elle fournit les ressources permettant d'investir dans les technologies propres, la croissance est la solution, non le problème. (2)" Dans le fond, cette position est largement partagée par la gauche, y compris par des nombreux altermondialistes qui considèrent que la croissance est aussi la solution du problème social en créant des emplois et en favorisant une répartition plus équitable.

Ainsi, par exemple, Fabrice Nicolino, chroniqueur écologique de l'hebdomadaire parisien Politis, proche de la mouvance altermondialiste, a récemment quitté ce journal au terme d'un conflit interne provoqué par... la réforme des retraites. Le débat qui s'en est suivi est révélateur du malaise de la gauche (3). La raison du conflit, estime un lecteur, est sans doute d' "oser aller à l'encontre d'une sorte de pensée unique, commune à presque toute la classe politique française, qui affirme que notre bonheur doit impérativement passer par plus de croissance, plus de productivité, plus de pouvoir d'achat, et donc plus de consommation (4)".

Après quelques décennies de gaspillage frénétique, il semble que nous soyons entrés dans la zone des tempêtes au propre et au figuré... Le dérèglement climatique s'accompagne des guerres du pétroles, qui seront suivies de guerre de l'eau (5), mais aussi de possibles pandémies, de disparitions d'espèces végétales et animales essentielles du fait de catastrophes biogénétiques prévisibles.

Dans ces conditions, la société de croissance n'est ni soutenable ni souhaitable. Il est donc urgent de penser une société de "décroissance" si possible sereine et conviviale.

La société de croissance peut être définie comme une société dominée par une économie de croissance, précisément, et qui tend à s'y laisser absorber. La croissance pour la croissance devient ainsi l'objectif primordial, sinon le seul, de la vie. Une telle société n'est pas soutenable parce qu'elle se heurte aux limites de la biosphère. Si l'on prend comme indice du "poids" environnemental de notre mode de vie l' "empreinte écologique" de celui-ci en superficie terrestre nécessaire, on obtient des résultats insoutenables tant du point de vue de l'équité dans les droits de tirage sur la nature que du point de vue de la capacité de régénération de la biosphère. Un citoyen des États-Unis consomme en moyenne 9,6 hectares, un Canadien 7,2, un Européen moyen 4,5. On est donc très loin de l'égalité planétaire, et plus encore d'un mode de civilisation durable qui nécessiterait de se limiter à 1,4 hectare, en admettant que la population actuelle reste stable (6).

Pour concilier les deux impératifs contradictoires de la croissance et du respect de l'environnement, les experts pensent trouver la potion magique dans l'écoefficience, pièce centrale et à vrai dire seule base sérieuse du "développement durable". Il s'agit de réduire progressivement l'impact écologique et l'intensité du prélèvement des ressources naturelles pour atteindre un niveau compatible avec la capacité reconnue de charge de la planète (7).

Que l'efficience écologique se soit accrue de manière notable est incontestable, mais dans le même temps la perpétuation de la croissance forcenée entraîne une dégradation globale. Les baisses d'impact et de pollution par unité de marchandise produite se trouvent systématiquement anéanties par la multiplication du nombre d'unités vendues (phénomène auquel on a donné le nom d' "effet rebond"). La "nouvelle économie" est certes relativement immatérielle ou moins matérielle, mais elle remplace moins l'ancienne qu'elle ne la complète. Au final, tous les indices montrent que les prélèvements continuent de croître (8).

Enfin, il faut la foi inébranlable des économistes orthodoxes pour penser que la science de l'avenir résoudra tous les problèmes et que la substituabilité illimitée de la nature par l'artifice est concevable.

Si l'on suit Ivan Illich, la disparition programmée de la société de croissance n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. "La bonne nouvelle est que ce n'est pas d'abord pour éviter les effets secondaires négatifs d'une chose qui serait bonne en soi qu'il nous faut renoncer à notre mode de vie, comme si nous avions à arbitrer entre le plaisir d'un mets exquis et les risques afférents. Non, c'est que le mets est intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien plus heureux à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux (9)."

La société de croissance n'est pas souhaitable pour au moins trois raisons : elle engendre une montée des inégalités et des injustices, elle crée un bien-être largement illusoire ; elle ne suscite pas pour les "nantis" eux-mêmes une société conviviale, mais une anti-société malade de sa richesse.

L'élévation du niveau de vie dont pensent bénéficier la plupart des citoyens du Nord est de plus en plus une illusion. Ils dépensent certes plus en termes d'achat de biens et services marchands, mais ils oublient d'en déduire l'élévation supérieure des coûts. Celle-ci prend des formes diverses, marchandes et non-marchandes : dégradation de la qualité de vie non quantifiée mais subie (air, eau, environnement), dépenses de "compensation" et de réparation (médicaments, transports, loisirs) rendues nécessaires par la vie moderne, élévation des prix des denrées raréfiées (eau en bouteille, énergie, espaces verts, ...).

Herman Daly a mis sur pied un indice synthétique, le Genuine Progress Indicator, indicateur de progrès authentique (IPA), qui corrige ainsi le produit intérieur brut (PIB) des pertes dues à la pollution et à la dégradation de l'environnement. A partir des années 1970, pour les États-Unis, cet indicateur stagne et même régresse, tandis que celui du PIB ne cesse d'augmenter (10). Il est regrettable que personne en France ne se soit encore chargé de faire ses calculs. On a toutes les raisons de penser que le résultat serait comparable. Autant dire que, dans ces conditions, la croissance est un mythe, même à l'intérieur de l'imaginaire de l'économie de bien-être, sinon de la société de consommation ! Car ce qui croît d'un côté décroît plus fortement de l'autre.

Tout cela ne suffit malheureusement pas pour nous amener à quitter le bolide qui nous mène droit dans le mur et à embarquer dans la direction opposée.

Entendons-nous bien. La décroissance est une nécessité ; ce n'est pas au départ un idéal, ni l'unique objectif d'une société de l'après-développement et d'un autre monde possible. Mais faisons de nécessité vertu, et concevons, pour les sociétés du Nord, la décroissance comme un objectif dont on peut tirer des avantages (11). Le mot d'ordre de décroissance a surtout pour objet de marquer fortement l'abandon de l'objectif insensé de la croissance pour la croissance. En particulier, la décroissance n'est pas la croissance négative, expression antinomique et absurde qui voudrait dire à la lettre : "avancer en reculant". La difficulté où l'on se trouve de traduire "décroissance" en anglais est très révélatrice de cette domination mentale de l'économisme, et symétrique en quelque sorte de l'impossibilité de traduire croissance ou développement (mais aussi, naturellement, décroissance...) dans les langues africaines.

On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi en raison du chômage et de l'abandon des programmes sociaux, culturels et environnementaux, qui assurent un minimum de qualité de vie. On peut imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif ! De même qu'il n'y a rien de pire qu'une société du travail sans travail, il n'y a rien de pire qu'une société de croissance sans croissance. C'est ce qui condamne la gauche institutionnelle, faute d'oser la décolonisation de l'imaginaire, au social-libéralisme. La décroissance n'est donc envisageable que dans une "société de décroissance" dont il convient de préciser les contours.

Une politique de décroissance pourrait consister d'abord à réduire voire à supprimer le poids sur l'environnement des charges qui n'apportent aucune satisfaction. La remise en question du volume considérable des déplacements d'hommes et de marchandises sur la planète, avec l'impact négatif correspondant (donc une "relocalisation" de l'économie) ; celle non moins considérable de la publicité tapageuse et souvent néfaste ; celle enfin de l'obsolescence accélérée des produits et des appareils jetables sans autre justification que de faire tourner toujours plus vite la mégamachine infernale : autant de réserves importantes de décroissance dans la consommation matérielle.

Ainsi comprise, la décroissance ne signifie pas nécessairement une régression de bien-être. En 1848, pour Karl Marx, les temps étaient venus de la révolution sociale et le système était mûr pour le passage à la société communiste d'abondance. L'incroyable surproduction matérielle de cotonnades et de biens manufacturés lui semblait plus que suffisante, une fois aboli le monopole du capitale, pour nourrir, loger et vêtir correctement la population (au moins occidentale). Et pourtant, la "richesse" matérielle était infiniment moins grande qu'aujourd'hui. Il n'y avait ni voitures, ni avions, ni plastique, ni machines à laver, ni réfrigérateur, ni ordinateur, ni biotechnologies, pas plus que les pesticides, les engrais chimiques ou l'énergie atomique ! En dépit des bouleversements inouïs de l'industrialisation, les besoins restaient encore modestes et leur satisfaction possible. Le bonheur, quant à sa base matérielle, semblait à portée de main.

Pour concevoir la société de décroissance sereine et y accéder, il faut littéralement sortir de l'économie. Cela signifie remettre en cause sa domination sur le reste de la vie, en théorie et en pratique, mais surtout de nos têtes. Une réduction massive du temps de travail imposé pour assurer à tous un emploi satisfaisant est une condition préalable. En 1981 déjà, Jacques Ellul, l'un des premiers penseurs d'une société de décroissance, fixait comme objectif pour le travail pas plus de deux heures par jour (12). On peut, s'inspirant de la charte "consommations et styles de vie" proposée au Forum des organisations non gouvernementales (ONG) de Rio lors de la conférence des Nations-unies sur l'environnement et le développement de 1992, synthétiser tout cela dans un programme en six "r" : réévaluer, restructurer, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler. Ces six objectifs interdépendants enclenchent un cercle vertueux de décroissance sereine, conviviale et soutenable. On pourrait même allonger la liste des "r" avec : rééduquer, reconvertir, redéfinir, remodeler, repenser, etc., et bien sûr relocaliser, mais tous ces "r" sont plus ou moins inclus dans les six premiers.

On voit tout de suite quelles sont les valeurs qu'il faut mettre en avant et qui devraient prendre le dessus par rapport aux valeurs dominantes actuelles. L'altruisme devrait prendre le pas sur l'égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, le plaisir du loisir sur l'obsession du travail, l'importance de la vie sociale sur la consommation illimitée, le goût de la belle ouvrage sur l'efficience productiviste, le raisonnable sur le rationnel, etc. Le problème, c'est que les valeurs actuelles sont systémiques : elles sont suscitées et stimulées par le système et, en retour, elles contribuent à le renforcer. Certes, le choix d'une éthique personnelle différente, comme la simplicité volontaire, peut infléchir la tendance et saper les bases imaginaires du système mais, sans une remise en cause radicale de celui-ci, le changement risque d'être limité.

Vaste et utopique programme, dira-t-on ? La transition est-elle possible sans révolution violente, ou, plus exactement, la révolution mentale nécessaire peut-elle se faire sans violence sociale ? La limitation drastique des atteintes à l'environnement, et donc de la production des valeurs d'échange incorporées dans des supports matériels physiques, n'implique pas nécessairement une limitation de la production de valeurs d'usage à travers des produits immatériels. Ceux-ci, au moins pour partie, peuvent conserver une forme marchande.

Toutefois, si le marché et le profit peuvent persister comme incitateurs, ils ne peuvent plus être les fondements du système. On peut concevoir des mesures progressives constituant des étapes, mais il est impossible de dire si elles seront acceptées passivement par les "privilégiés" qui en seraient victimes, ni par les actuelles victimes du système, qui sont mentalement ou physiquement droguées par lui. Cependant, l'inquiétante canicule 2003 en Europe du Sud-Ouest a fait beaucoup plus que tous nos arguments pour convaincre de la nécessité de s'orienter vers une société de décroissance. Ainsi, pour réaliser la nécessaire décolonisation de l'imaginaire, on peut à l'avenir très largement compter sur la pédagogie des catastrophes.

Serge Latouche, in Le Monde Diplomatique, novembre 2003


(1) Entretiens avec Jacques Ellul, Patrick Chastenet, La Table ronde, Paris, 1994, page 342.
(2) Le Monde, 16 février 2002.
(3) Fabrice Nicolino, "Retraite ou déroute ?", Politis, 8 mai 2003. La crise a en fait été déclenchée par des formules contestables de Fabrice Nicolino qualifiant le mouvement social de "festival de criailleries corporatistes" ou évoquant "le monsieur qui veut continuer à partir à 50 ans à la retraite pardi, il conduit des trains, c'est la mine, c'est Germinal !".
(4) Politis n° 755, 12 juin 2003.
(5) Vandana Shiva, La Guerre de l'eau, Parangon, Paris, 2003.
(6) Gianfranco Bologna (sous la direction de), Italia capace di futur, WWF,-EMI, Bologne, 2001, pp. 86-88.
(7) The Business Case for Sustanable Development, document du World Business Council for Sustanable Development diffusé au Sommet de la terre de Johannesburg (août-septembre 2002).
(8) Mauro Bonaiuti, "Nicholas Georgescu-Roegen. Bioeconomia. Verso un'altra economia ecologicamente e socialmente sostenible", Bollati Boringhieri, Torino, 2003. En particulier pp. 38-40.
(9) Le Monde, 27 décembre 2002.
(10) C. Cobb, T. Halstead, J. Rowe, "The Genuine Progress Indicator : Summary of Date and Methodology, Redefining Progress", 1995, et des mêmes, "If the GDP is Up, Why is America Down ?", in Atlantic Monthly, N° 276, San Francisco, octobre 1995.
(11) En ce qui concerne les sociétés du Sud, cet objectif n'est pas vraiment à l'ordre du jour : même si elles sont traversées par l'idéologie de la croissance, ce ne sont pas vraiment pour la plupart des "sociétés de croissance".
(12) Voir "Changer de révolution", cité par Jean-Luc Porquet in Ellul, l'homme qui avait (presque) tout prévu, Le Cherche-Midi, 2003, pp. 212-213.